La
première nourrice de Jean Genet
Jean-Marc
Barféty
Octobre 2017
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Maison
de Santeuil (Val d’Oise) où a vécu Jean Genet en 1911
Signature
de Félicie Paris, en 1884
Immédiatement
après sa naissance, Jean Genet est mis en nourrice dans un petit
village de l'ancienne Seine-et-Oise, Santeuil, aujourd'hui dans le
Val d'Oise. Le dossier de Jean Genet à l'Assistance publique de
Paris nous permet de connaître le nom de cette nourrice :
Félicie Roger, née Paris1.
C'est en effet la difficulté de lui payer la pension mensuelle de 35
francs qui conduit Camille Genet à d'abord demander un secours à
l'Assistance publique, puis à se résoudre à abandonner son fils.
C'est ainsi que Jean
Genet passe quelques mois à Santeuil entre sa naissance en décembre
1910 et son retour à Paris le 27 juillet 1911. Il est ensuite placé
en famille d'accueil dans le Morvan.
Il se trouve que cette
même année 1911 est aussi l'année du recensement quinquennal. Le
24 mars 1911, l'adjoint au maire de Santeuil signe le bordereau de sa
commune, dans lequel il décompte 131 habitants, répartis dans 45
ménages. Parmi eux, ces deux ménages dans une maison de la Grande
Rue :
Recensement
de Santeuil, 1911
Jean Genet, nourrisson,
est une éphémère habitant de Santeuil, recensé dans le ménage
d'Hilaire et Félicie Roger et leurs enfants. Qui étaient-ils ?
D'où venait Félicie Roger ? Dans quelle maison précise
habitaient-ils à Santeuil ? Ce sont ces quelques questions que
cette étude souhaite traiter, sortant ainsi de l'obscurité celle
qui a été la première présence féminine auprès du jeune Jean
Genet.
La famille Paris
Élise Félicie Paris
est née le 15 juillet 18632
dans le petit village de Gouzangrez, à quelques kilomètres de
Santeuil. Elle est la fille d'un couple de journaliers, Antoine
Ambroise Paris, habituellement prénommé Ferdinand, et Élisa
Clotilde Mondion. Elle a une sœur, Irma Azélie, née le 4 mai 1866
et un frère, Alfred Edmond, né le 13 janvier 1873. Ferdinand Paris
et Élisa Mondion sont tous deux issus de modestes familles de
journaliers et bergers. Il se marient en 1858. Vers 1861, ils
s'installent définitivement à Gouzangrez, rue du Grand-Hôtel. Il
faut attendre le début des années 1870 pour que Ferdinand Paris
soit qualifié de cultivateur. Il était auparavant qualifié soit de
journalier, soit de charretier. Ce changement de dénomination montre
une certaine progression dans l'échelle sociale. En 1896, la
profession portée dans le recensement est : « propriétaire
exploitant et fermier ». Pour connaître le monde dans lequel a
évolué Félicie Paris, une des meilleures sources est la série des
monographie communales rédigées en 1899 par les instituteurs3.
Celle de Gouzangrez nous renseigne qu’à cette date, le village
compte 134 habitants, sur un petit territoire de 76 hectares. On y
apprend que « la propriété est peu morcelée. Elle est
exploitée pour 400 hectares par M. Delacour, maire (ferme et
dépendances de Gouzangrez) et pour 70 hectares par 4 petits
cultivateurs. » L'exploitation de M. Delacour est tellement
importante qu'elle est tout simplement appelée la Ferme. On y
cultive des céréales et des betteraves pour alimenter une
distillerie installée sur la commune. C'est d'ailleurs la seule
industrie locale. Cette Ferme possède la très grande majorité des
animaux d'élevage présents sur le territoire de la commune. On voit
bien une structure sociale fortement inégalitaire, avec une famille
qui domine tant économiquement que politiquement le village,
laissant peu de place pour d'autres cultivateurs. Ferdinand Paris
fait partie des 4 petits cultivateurs qui se partagent les 70
hectares. Dans le village, on trouve aussi 3 épiciers marchands de
vins. Hormis quelques artisans, la majorité des ménages est
composée de journaliers qui font partie des 50 ouvriers que la Ferme
et la distillerie occupent « régulièrement ». Il faut y
ajouter les « 25 ouvriers belges appelés exclusivement pour
les moissons, les travaux de culture des betteraves. »
L'instituteur conclut : « sans être riche, les habitants
ne sont point indigents. Tous possèdent un petit coin de jardin et
trouvent tous un travail assuré et continu à la ferme de
Gouzangrez. […] Malgré cette situation, la commune de Gouzangrez
va décroissant. Les jeunes gens ne s'y attachent point. Cela tient à
ce que tous (excepté 2 familles), ils se trouvent dans l'obligation
ou de quitter le pays, ou de travailler comme journaliers à la
ferme. Il y a pour eux impossibilité complète de se constituer un
fermage ou une propriété pour y exploiter la culture. Il y a
quelques quinze ans, il y avait à Gouzangrez deux autres fermes
d'une centaine d'hectares chacune. Elles ont été vendues et réunies
à la ferme de M. Delacour. ». Il a donc fallu une certaine
détermination à Ferdinand Paris pour réussir à se hisser au range
enviable de propriétaire-exploitant, qui lui permet d'appartenir à
la modeste « élite » du village. À ce titre, il est
aussi un des membres du conseil municipal.
Ferdinand Paris est
mort à Gouzangrez le 4 janvier 1919 à l'âge de 84 ans. Il est
qualifié de rentier. Son épouse Élisa Mondion lui survit quelques
semaines et décède chez sa fille à Cormeilles-en-Parisis le 20
février 19194.
Ils vivaient toujours rue du Grand-Hôtel, faisant preuve d'une
stabilité qui contrastera fortement avec la vie plus heurtée de
leur fille Félicie. La relative aisance à laquelle sont parvenus
Ferdinand Paris et Élisa Mondion ne profitera guère à leurs 3
enfants. À leurs décès, ils laissent un patrimoine composé d’une
maison, avec des annexes, à Gouzangrez et de plusieurs parcelles de
terres agricoles d’une superficie d’un peu plus de 2 hectares et
demi. Celles-ci sont louées en fermage, ce qui explique que les
époux Paris puissent être considérés comme rentiers. Leurs deux
héritières, Félicie Paris et sa nièce Juliette Visbecq vendent
rapidement la totalité des biens, ce qui leur permet de récupérer
chacune une somme de 6 000 francs.
Avant de développer la
vie de Félicie Paris, arrêtons-nous quelques instants sur le destin
de sa sœur Irma et de son frère Alfred, les deux autres enfants du
couple. Irma Paris se marie en 1889 avec Henri Visbecq, un journalier
d'Oinville-sur-Montcient (Yvelines) à une quinzaine de kilomètres
de Gouzangrez. Ils passeront toute leur vie à Oinville. Henri
Visbecq deviendra le garde particulier, puis le chef de culture d'un
riche propriétaire parisien, Charles Gustave Arnaud-Soumain, qui
possédait un château, ou plutôt un manoir, sur la commune, à
Dalibray. Irma décède à Oinville en avril 1907, laissant une
fille, Juliette5.
Alfred Paris prend une
autre voie. Il devient instituteur. C’était une des voies
classiques pour ceux voulaient s'extraire de leur milieu. Il est
d'abord nommé instituteur adjoint à Presles, dans le Val d'Oise, en
1893. Après une interruption d'un an pour effectuer son service
militaire, il y retourne en 1895, puis il est nommé instituteur
adjoint à l'Isle Adam le 30 septembre 1896. Il est malheureusement
malade. En novembre 1897, réserviste, il est réformé pour
« tuberculose pulmonaire ». En février 1898, il doit
quitter son poste à l'Isle Adam. Il meurt le 12 mars 1898 chez ses
parents à Gouzangrez. Il n'a que 25 ans6.
La famille Paris est
issue de la classe innombrable des travailleurs agricoles, formant
une sorte de prolétariat vivant dans ces villages dominés par la
grande propriété. Ce qui la distingue est que le couple Ferdinand
Paris et Élisa Mondion a réussi à se constituer un patrimoine
suffisamment conséquent pour s’agréger à une autre classe, celle
des petits propriétaires ruraux qui vivent en exploitant leurs biens
ou en les louant en fermage. Consécration suprême, ils peuvent être
qualifiés de rentiers. Malheureusement, cette situation est fragile.
Cette position obtenue par les parents ne pourra pas être maintenue
par leur fille Félicie, la faisant retourner à une situation
sociale moins enviable.
Santeuil
au début du XXe siècle.
Félicie Paris7
Félicie Paris se marie
pour la première fois le 25 septembre 1884 avec Jean Baptiste
Myrtile Fort, un mécanicien lorrain, né à Senon dans la Meuse en
1854. Elle a 21 ans et lui 28 ans. Myrtile Fort a vécu à Groslay,
une commune de l’actuel Val d’Oise située à une quarantaine de
kilomètres de Gouzangrez. Comment se sont-ils rencontrés ?
Mystère. Cela pourrait nous donner un indice sur la personnalité de
Félicie que l'on pressent un peu instable. Ils vivent d'abord à
Crouy, dans l’Aisne (1884-1885), puis à Gisors, dans l’Eure
(1886-1891), avant de revenir s’installer à Santeuil où ils sont
recensés en 1896. Myrtile Fort devait déjà être malade, voire
peut-être déjà être interné. Félicie Paris n'a que son fils
aîné René, 9 ans, avec elle. Le cadet, Georges, âgé de 6 ans,
habite avec ses grands-parents à Gouzangrez. Myrtile Fort décède
le 29 janvier 1897 à l'asile interdépartemental d'aliénés de
Clermont dans l'Oise. Il a 40 ans, laissant une veuve de 33 ans, avec
deux garçons de 10 et 7 ans.
Félicie Paris se
remarie rapidement, le 6 septembre 1900, avec Hilaire Roger, son
cadet de 11 ans. Elle est ménagère. Il est domestique. Ils vivent
alors tous les deux à Marines, le chef-lieu de canton de ce petit
pays du Vexin français où Félicie a passé jusqu'alors la plus
grande partie de sa vie. A 37 ans, Félicie Paris a déjà été
quelque peu malmenée par la vie. Elle épouse un homme dont toute la
vie passée montre une grande instabilité. A 26 ans, Hilaire Roger a
déjà beaucoup bourlingué. Né à Etrépagny (Eure) dans une très
modeste famille de journaliers et domestiques, on le retrouve ouvrier
boulanger à Montesson (Yvelines) au moment du recrutement militaire
(1894). Après un court service militaire de novembre 1895 à
septembre 1896, on le suit, difficilement, à différentes adresses :
Saint-Germain-en-Laye (mars 1897), Bougival, 27 quai Sganzin [quai
Georges-Clemenceau] (septembre 1897), Ferme de Gagny, à Loconville
(mars 1899) et enfin Marines où son arrivée est enregistrée le 5
avril 1900. Cinq mois plus tard, il se marie avec Félicie Paris. Le
couple reste quelques années à Marines, où naît leur fille
Raymonde en 1904. Hilaire Roger est régulièrement qualifié de
journalier, parfois de charretier ou de bûcheron. En 1905, ils
s'installent au Perchay, un village voisin de Gouzangrez et Santeuil,
où il est charretier. Lorsqu'ils y sont recensés en 1906, ils
hébergent deux nourrissons, les enfants Cottard, fils d'un
horticulteur d'Argenteuil. Enfin, en 1907, ils viennent vivre à
Santeuil, où naît leur fils Louis en 1908. C'est là qu'on les
retrouve en 1911, avec leurs deux enfants et le nourrisson de Paris,
Jean Genet. Lorsqu’elle accueille l'enfant Genet au tout début de
l'année 1911, Félicie Roger a 47 ans. Elle fêtera ses 48 ans
quelques jours avant de rendre l'enfant. Ces changements de domiciles
dans un petit périmètre – tous ces villages sont voisins – ne
signifient absolument pas une quelconque amélioration de la
situation d'Hilaire Roger. Journalier il est, journalier il reste.
Grande
Rue, Cormeilles-en-Parisis.
Le
domicile de la famille Roger est la maison à gauche, qui abrite une
boulangerie-pâtisserie.
Vers 1913, le couple
Roger-Paris et leurs enfants s'installent à Cormeilles-en-Parisis,
où Hilaire Roger est peut-être revenu à son premier métier de
boulanger. Ils habitent 85 Grande Rue (aujourd’hui, rue
Gabriel-Péri), dans une maison qui abrite une
boulangerie-pâtisserie. Hilaire Roger est mobilisé au déclenchement
de la Première Guerre mondiale. Il est affecté à la 22e
S.C.O.A. (Section des Commis et Ouvriers d'Administration) comme
boulanger. Il décède d'une gastro-entérite à l'hôpital
temporaire d'Is-sur-Tille (Côte d'Or) le 16 décembre 1914, à l'âge
de 40 ans. Son corps est inhumé dans le carré militaire du
cimetière de Cormeilles-en-Parisis et son nom est porté sur les
différents monuments commémoratifs de la commune (monument au
morts, mairie, église). De nouveau veuve, avec 2 jeunes enfants de
10 et 7 ans, Félicie Roger reçoit un secours immédiat de 150 Fr.
le 8 octobre 1915. Elle fait ensuite les différentes démarches pour
obtenir une pension de veuve de guerre et des aides. Un premier
dossier est déposé en mars 1917, puis un autre en octobre 1919.
Elle ne semble pas avoir été très attentive à ces démarches
administratives, car son dossier de pension aux archives de
Cormeilles comporte cette mention : « Mme Vve Roger a été
convoquée à plusieurs reprises n'est jamais venue ». Une lettre de
septembre 1916 émanant de la mairie de Cormeilles décrit sa
situation : « Madame Veuve Roger est bien veuve de guerre, elle
travaille un peu, et touchant 2,25 d’allocation elle se trouve dans
le même cas que la presque généralité des veuves de Militaires,
qu’elle a deux enfants âgés de 12 et 10 ans, sollicite des
secours partout où on est susceptible de lui donner quelque chose.
Toutefois, moralité,
conduite, et honorabilité, ne laissent pas à désirer sous aucun
rapport. »
Lettre
de Félicie Roger (dossier Hilaire Roger – Archives municipales
Cormeilles-en-Parisis)
Après la guerre,
Félicie Roger reste à Cormeilles-en-Parisis, où on la trouve
jusqu'en 1931 à la même adresse, au 85 Grande Rue [rue Gabriel
Péri].
Ses deux enfants du
premier mariage ne semblent pas avoir vécu avec elle après son
remariage avec Hilaire Roger. L'aîné, René Fort, meurt jeune à
l'hôpital Beaujon, à Paris, en novembre 1909. Il était boucher à
Gennevilliers. Le cadet, Roger Fort, est fumiste. Après la guerre de
1914-1918, qu'il a fait entièrement, il s’installe à Meulan où
il épouse une veuve de guerre. Il y a vécu jusqu'à son décès en
1948. Ses deux enfants du second mariage se marient tous les deux à
Cormeilles-en-Parisis, Raymonde Roger en 1924 avec Léon Bigot,
comptable, et Louis Roger, aussi fumiste comme son demi-frère, en
1931 avec Yvonne Dindaud. Ils sont respectivement décédés en 1980
à Ecquevilly et en 1969 à Mantes-la-Jolie. En l'état de nos
recherches, nous ne savons pas s'il existe encore des descendants de
Félicie Paris, épouse Roger.
Quant à Félicie
Paris, malgré nos recherches, nous n’avons pas trouvé le lieu et
la date de son décès. Recensée en 1931 avec son fils Louis à
Cormeilles-en-Parisis, elle n’est plus présente dans cette commune
lors du recensement de 1936 alors que ses deux enfants vivent encore
dans la Grande Rue. Elle est probablement décédée entre ces deux
dates, mais hors de Cormeilles-en-Parisis.
Jean Genet à
Santeuil
Pour connaître
Santeuil au moment où Jean Genet y a vécu, c'est encore la
monographie de l'instituteur qui nous servira de guide dans cette
description. Comme Gouzangrez, Santeuil est essentiellement un
village agricole, dominé par quelques gros propriétaires, même si
la prééminence d'une famille, comme on l'a constaté auparavant,
n'est pas de mise ici. L'instituteur note cependant une concentration
de la propriété, comme cela était à l’œuvre de façon encore
plus marquée à Gouzangrez : « le territoire de la
commune est très morcelé. La petite propriété s'y divise à
l'infini tandis que la grande tend, au contraire, à s'arrondir de
jour en jour. […] En 1899, le nombre de parcelles s'élève à
2.333, se répartissant entre 366 propriétaires. Parmi ces 366
propriétaires, 37 seulement habitent la commune et ne possèdent que
121 hectares. Tandis qu'un grand nombre de propriétaires ne
possèdent que quelques ares, 2 possèdent à eux seuls 173 hectares,
c'est à dire le tiers du territoire agricole. » La seule
industrie est une usine de cartonnages qui utilise la force
hydraulique fournie par la Voisne, un affluent de l'Oise qui traverse
la commune, industrie qui semble avoir disparu en 1911. Sinon, on y
trouve les habituels cabaretiers (ils sont 3), un épicier, des
artisans (maçon, serrurier, charron, couturière). Ce qui donne un
avantage à ce village est la présence d'une gare, située sur la
ligne Paris-Dieppe. Cela permet à l'instituteur d'être optimiste
sur l'avenir de la commune : « La commune de Santeuil,
grâce à l'établissement de la station de chemin de fer qui la met
à 25 minutes de Pontoise, son chef-lieu d'arrondissement, siège
d'un des plus importants marchés de la région, et à une heure et
demi de Paris, grâce aussi à son heureuse situation, ne peut que
prospérer et devenir pendant la belle saison un lieu agréable de
villégiature pour ceux qui veulent vivre loin du bruit des villes,
se reposer à l'aise et respirer un air pur et vivifiant.
Depuis quelques années
il a déjà été construit ou transformé d'une manière confortable
une dizaine de maisons. »
Santeuil
au début du XXe siècle.
L'autre source
d’information sur la commune est évidemment le recensement de
1911. Comme nous l'avons déjà dit, le 24 mars 1911, l'adjoint au
maire de Santeuil, signe le bordereau de sa commune, dans lequel il
décompte 131 habitants, répartis dans 45 ménages et 42 maisons.
Parmi les 45 ménages, seulement 4 sont tenus par des cultivateurs,
dont l'un, Metzger, est suffisamment important pour être l'employeur
de nombreux habitants. Ensuite, 16 ménages ont à leur tête des
travailleurs agricoles (journaliers, ouvriers agricoles, commis de
culture, charretiers, bouvier, berger, pâtres, etc.). Au total, si
on ajoute les membres des ménages qui ont cette qualification, c'est
un total de 27 personnes, soit 20 % des habitants du village,
qui appartient à cette catégorie. Hilaire Roger, journalier, est
donc directement en concurrence avec toutes ces personnes, se
partageant le travail fourni par seulement quelques employeurs
potentiels sur la commune. Cela explique aussi cette instabilité que
l'on a constaté. Très dépendant des relations interpersonnelles,
il suffisait probablement de peu de chose – un conflit, une
mésentente, une erreur dans le travail, un désaccord sur la paie
journalière, etc. – pour que la possibilité de travailler et donc
de gagner sa vie soit réduite à néant. Il devenait alors
nécessaire d'aller chercher le travail dans les villages voisins, ou
les bourgs comme Cormeilles-en-Parisis. C'est dans ce ménage que
Jean Genet s'est retrouvé nourrisson8.
Les 35 francs de pension mensuelle étaient bien venus pour apporter
un complément de ressource. Et l’on comprend qu'en n'étant pas
payée pendant 4 mois, Félicie Roger n'ait pas voulu garder le
nourrisson. Cela mettait sûrement en péril le difficile équilibre
financier de la famille. Nous savons que le couple avait obtenu un
prêt de 1000 francs des parents de Félicie, à une date
indéterminée.
Où habitaient Hilaire
Roger et Félice Paris à Santeuil ? Identifier leur domicile
exact permettrait de connaître de la maison qui a abrité Jean Genet
pendant ses premiers mois dans sa famille nourricière.
En juillet 1910,
Hilaire Roger se met d’accord avec Albert Cresson, un instituteur
de Piscop (Val d’Oise) pour louer le 1er étage d’une
maison que celui-ci possède à Santeuil. Ce logement comporte 5
pièces. Le contrat de location inclut aussi la jouissance des deux
cours, de la cave, d’une partie du hangar et du jardin, le tout
pour une somme de 250 francs par an. Le bail est conclu pour 3, 6 ou
9 ans, mais ils n’iront pas au-delà des 3 premières années9.
La famille Roger partageait cette maison avec un couple de
vieillards, probablement logé au rez-de-chaussée, Michel Gerbe, un
vieux monsieur de 86 ans, et son « amie » – c'est le
terme utilisé par le recenseur – qui est presque aussi âgée que
lui, Eugénie Chrétien, veuve Dournelle, 78 ans.
Cette maison se situait
au début de la Grande Rue, à gauche10.
Elle existe toujours, avec son premier étage qui a vu les premiers
mois de Jean Genet. Seule la rue a changé de nom. La Grande Rue est
devenue la rue de l’Église.
Vue
actuelle de la maison Cresson, à Santeuil
Plan
de Santeuil en 1899 (Monographie communale) avec la situation de la
maison Cresson
Vue
aérienne de Santeuil, avec la situation de la maison Cresson
Nous
ne savons pas si Camille Genet est venue jusqu’à Santeuil pour
voir son fils. Dans un courrier reçu le 28 mars 1911 par
l’Assistance publique, elle écrit : « Il me reste en
poche 3 f. et quelques sous. Je ne puis même pas aller voir mon bébé
qui est à Santeuil chez Mme Roger Seine-et-Oise ».
Si elle était venue depuis Saint-Lazare, elle serait arrivée par
cette petite gare, dans un train pareil à celui de cette carte
postale contemporaine :
Après avoir vu son
fils, elle serait repartie du village, se dirigeant vers la gare, par
ce chemin :
Hasard
des trouvailles, cette carte représentant le chemin de gare de
Santeuil est signée « Camille », le prénom de la mère
de Jean Genet. On se prend à rêver que nous avons trouvé une carte
écrite par elle. Rien ne permet de le confirmer.
1
Sur les premières années de Jean Genet, l’ouvrage de référence
est : Jean Genet, Matricule 192.102. Chroniques des années
1910-1944¸ par Albert Dichy et Pascal Fouché, Paris, 2010. Sur
les premiers mois de sa vie et sa présence à Santeuil, voir plus
particulièrement les pp. 23-28.
2
Tous les actes d’état civil sont tirés des registres des
communes concernées. Pour la plupart, ils sont consultables sous
forme numérisée sur les sites des Archives départementales du Val
d’Oise ou des Archives de Paris. Pour ne pas alourdir inutilement
les notes, je ne donne par les références précises. La date et le
lieu sont suffisants pour trouver l’acte concerné.
3
Dans le cadre de l'exposition universelle de 1900, toutes les écoles
primaires françaises ont été sollicitées pour participer à la
préparation de l'exposition du Ministère de l'Instruction publique
consacrée à l'enseignement primaire (Instruction ministérielle du
29 décembre 1898). Ces monographies ont été déposées aux
Archives départementales du Val d'Oise où elles sont consultables
sur le site Internet. Dans la suite du document, les Archives
départementales du Val d’Oise seront abrégées en ADVO.
4
Les sources pour le patrimoine et la succession des époux
Paris-Mondion sont :
- Déclarations de successions n° 106 et 107 du 20 juillet 1920, bureau de Marines (ADVO : 3Q7 611).
- Vente du 31 mai 1919, Me Jules Bour, notaire, Vigny (ADVO : minutes avril-mai 1919, 2E31/390).
- Vente du 30 août 1919, Me Jules Bour, notaire, Vigny (ADVO : minutes août-septembre 1919, 2E31/392).
5
Sources : état civil d’Oinville et recensements d’Oinville
(1891-1911).
6
Sources : fiche matricule, bureau de Versailles, classe 1893,
n° 929 (site des Archives départementales des Yvelines) et
monographies des communes de Presles et de l’Isle-Adam (site des
ADVO).
7
Sources : état civil Gouzangrez, Marines, Santeuil et
Cormeilles-en-Parisis, recensements Gisors (1891), Santeuil (1896),
Marines (1901), Le Perchay (1906), Santeuil (1911),
Cormeilles-en-Parisis (1921-1936), Meulan (1921-1936) et pour
Hilaire Roger : fiche matricule, bureau de Versailles, classe
1894, n° 671 (site des Archives départementales des Yvelines),
fiche sur le site SGA Mémoire des Hommes, Dossiers individuels de
renseignements militaires (N-Y) (Archives municipales de
Cormeilles-en-Parisis, 4H12).
8
Un autre ménage de Santeuil héberge des nourrissons en 19111 :
un charretier qui travaille pour Metzger, sa femme et ses enfants,
avec deux nourrissons, nés respectivement à Paris en 1909 et à
Monneville (Oise) en 1911.
9
Registres des Baux 1890-1918 (ADVO : 3Q7 795), Santeuil,
bail n° 302.
10
Santeuil, Matrice des propriétés bâties, 1882-1911 (ADVO :
3P 694). Albert Florentin Cresson, instituteur à Piscop (case 12)
ne possède qu’une seule propriété bâtie à Santeuil : une
maison de 15 fenêtres et 1 porte cochère, sur la parcelle A 200
(n° 388 dans le cadastre moderne). Cette maison lui vient de son
père, Florentin Cresson, ancien maire de la commune. Elle a été
habitée par sa mère jusqu’à son décès en janvier 1909.
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